Don, Sacrifice, et lien social à la lumière de la Crise

Karine Gatelier, Michelle Mielly, Enseignants-chercheurs à Grenoble École de Management

7 juillet 2010 

Problématique

Les entreprises, de plus en plus, recourent à la figure du sacrifice, que ce soit dans les discours des économistes, des entreprises, des actionnaires, des syndicats, ou des employées eux-mêmes. Cette référence au sacrifice provient de la déconnexion qui s’opère entre la contribution du salarié et la rétribution qu’il perçoit.  Au travail, la contribution est  généralement perçue comme étant en adéquation avec la rétribution, mais nous sommes actuellement témoins d’un découplage qui s’opère entre les deux. L’iniquité qui en résulte requiert de l’employé un geste habituellement rattaché au sacerdotal : le don

Mais le don émerge comme élément déplacé dans le contexte de l’entreprise, en décalage avec ce lieu d’échange marchand. Or, les contraintes de la crise actuelle ont imposé la nécessité de faire plus avec moins. S’il s’agit bien d’en faire plus en étant moins payé, il est donc possible de parler de don. Etant incompatible avec le monde marchand, ce don est appelé aujourd’hui sacrifice.

C’est parce que nous voyons une analogie entre don/contre-don et contribution/rétribution que cet article propose une lecture anthropologique du  contexte spécifique de la crise récente en analysant le sacrifice, ledon, et en questionnant la logique de la guerre économique.

 

Le Sacrifice

«Il faut justifier les sacrifices que l’on demande aux actionnaires.»

“Many companies offer their staff salary sacrifice benefits, where employees surrender part of their salary in return for a non-cash benefit, typically health care, holiday insurance and childcare.  But few offer the ultimate subsidy: a new car.”

« Les sacrifices pour sauver les entreprises commerciales sont possibles en France?  Pour maintenir les emplois, les entreprises privées font appel à la solidarité/générosité des salariés afin de remonter les mauvaises passes pendant la crise économique.  Les concessions demandées par les dirigeants/actionnaires aux employés sont nombreuses… »

“Union employees at the Chicago Sun-Times have agreed to sacrifices in order to save their employer and keep the paper operating.”  [i]

Il semble en effet que le terme ‘sacrifice’ soit à la mode actuellement. Ce phénomène apparaît, à la surface, comme un appel de responsabilisation citoyenne dans la lignée des tendances de conscientisation sociale : faire ‘plus avec moins’, c’est la décroissance, la simplicité volontaire, le mouvement de frugalité, ou la responsabilité sociale et environnementale, entre autres.  Tout nous oriente vers une diminution des besoins et une augmentation de responsabilité individuelle, vers une sensibilisation individuelle accrue de notre environnement.  Ce mouvement vers ‘le moins’ dans les entreprises, pourtant, est un fait exogène qui procède d’une contrainte, d’une obligation collective dû à des facteurs externes.   Le sacrifice est désormais  événementialisé : ce n’est plus le directeur ou l’employeur seul qui à un moment précis demande un sacrifice, mais les actionnaires, l’économie mondialisée, le marché, ou d’autres forces extra-muros.  La menace, génératrice du besoin de sacrifice, s’externalise donc.  Dans les sociétés anglo-saxonnes, on rencontre ce concept sous la rubrique « Salary Sacrifice Schemes ».  Si nous identifions cette nouvelle émergence du concept de sacrifice comme un évènement singulier, dans le sens de Foucault, nous pouvons le percevoir comme une « rupture des évidences » :

Là où on serait assez tenté de se référer à une constante non historique ou à un trait anthropologique immédiat, ou encore à une évidence s’imposant de la même façon à tous, il s’agit de faire surgir une « singularité ». [ii]

Nous interceptons donc ce nouveau discours sur le sacrifice comme évènement, singularité, et rupture, et de ce fait constatons qu’il nécessite une relecture.  C’est à la lumière de l’anthropologie que nous avancerons, dans la mesure où cette discipline, qui a largement examiné le sacrifice, peut nous éclairer sur les fonctions et les logiques qui le sous-tendent.

Le sacrifice s’établit sans nul doute dans un rapport au sacré et au religieux.  Il met en jeu plusieurs figures : lesacrifiant « recueille les bienfaits du sacrifice » (Mauss 1968) ; le sacrificateur ; la divinité ; la victime. Les ethnologues, et particulièrement les africanistes, démontrent que le sacrifiant, celui qui se trouve à l’origine du sacrifice et qui en bénéficiera, est souvent un collectif – une famille, un clan – et peut parfois être une « chose » : maison, champ, alliance etc.  Cette chose pour laquelle on sacrifie est généralement une entité qui tient plus ou moins directement à la personne du sacrifiant (Hubert, Mauss). Des bénéfices sont donc attendus du sacrifice, qui prennent la forme d’une transformation, d’une recherche d’influence sur un état des choses, plus que sur un personne (Evans-Pritchard).  Tout rite sacrificiel a pour finalité d’instaurer un rapport « entre deux termes polaires dont l’un est le sacrificateur et l’autre la divinité, et entre lesquels, au départ, il n’existe pas d’homologie, ni même de rapport d’aucune sorte ».  (Lévi-Strauss, 1962).  Le sacrifice pour l’anthropologue est donc source de juxtaposition d’êtres hétérogènes, c’est un générateur de nouveaux rapports.  Le sacrifice semble avoir été créé pour renforcer le lien social.

Cette lecture entre en cohérence avec l’emploi du terme « sacrifice » dans les situations où la

contribution de l’employé ne correspond pas à la rétribution qu’il perçoit. Le sacrifiant est ici l’entreprise qui souhaite améliorer sa situation; le sacrificateur est le supérieur hiérarchique qui annonce la décision imposée ; enfin la victime est l’employé.  Dans ce contexte, nous observons une absence considérable : celle de  la dimension divine. Il n’existe pas de force sacrée supérieure qui dicte la nécessité du sacrifice, en emportant l’adhésion collective, dans la mesure où le marché et les actionnaires qui devraient tenir le rôle de la divinité ne font pas l’unanimité; leurs intérêts individuels sont dans une opposition naturelle avec ceux des salariés.  Or l’absence de divinité prive les victimes du sens collectif de leur sacrifice. Puisqu’il n’y a pas forcément unanimité sur la logique du sacrifice, il n’y a pas de partage de sens. Le sacrifice ici  n’entre pas en cohérence dans un système de valeurs, se révélant vain, vide de sens, absurde. On est devant une totalité partiellesystémique, pour reprendre la notion de  « totalité concrète » du  fait social total (Mauss, 1924) qui intègre l’ensemble des éléments et des faits et par rapport à laquelle ils prennent sens et font système.  Cette incohérence épistémologique et symbolique est donc présente au niveau organisationnel, où les parties prenantes sont privées du sens de leurs sacrifices.  Ce déficit de sens provoque  le malaise que l’on observe actuellement, et une rupture entre les salariés et les différents degrés de la direction de l’entreprise.

 

Guerre ou paix économique ?

Dans cet évènementiel du sacrifice actuel, une  nouvelle chapitre de la guerre économique s’ouvre.  Il y apparaît donc de nouvelles fractures profondes dans ce système dépourvu de sens, ou l’individuation doit s’accroître encore plus au quotidien, car le don-sacrifice ici n’a pas été volontaire sinon imposé, le geste de réciprocité donneur-donnant manquant.  Puisque les sacrificateurs et sacrifiants ne sont plus des éléments internes mais externes, la menace omniprésente peut créer une dynamique forte de territorialisme et de protectionnisme individuel où de nouveaux obstacles viennent influencer la collectivité.  La menace qui engendre le sacrifice est mondialisée et diffuse, elle peut frapper, mais de manière hétérogène à tout moment.  Mais à qui s’en prendre ? Le sacrificateur n’est pas forcément un être humain, mais plutôt un système, coercitif en nature.  D’où ce malaise, cette incertitude  envers nos collègues, notre organisation, les décideurs, l’économie mondiale, ou il existe cet état de guerre où il faut ‘se battre’ et ‘faire des sacrifices’ en continu.   Nous proposons d’approfondir cette problématique en analysant les réponses, stratégies, et comportements adoptés par les employés et salariés, sacrifiés ou non, qui se trouvent au cœur de cette guerre économique.  D’intérêt particulier dans ce travail et d’observer leurs réponses sous l’angle de sensemaking de Weick, afin de découvrir les nouveaux sens qu’ils attribuent au travail et à l’organisation collective—surtout dans le contexte de la crise et de la prise de risque accrue.  Nous proposons de développer cette notion de sacrifice comme élément clé dans le contexte de la guerre économique, et d’examiner une autre notion que nous voudrions avancer dans le cadre de la recherche en sciences organisationnelles : la paix économique.  Témoins des changements spectaculaires de notre fin de siècle— technologies de pointe et systèmes hautement performants, une concurrence planétaire toujours plus intense, l’exigence accrue de la clientèle, préoccupations éthiques et attentes en matière de responsabilité sociale — de nouveaux milieux de travail et d’analyse sont en train d’émerger. La paix économique propose de préparer une génération de pratiquants responsables, des « guerriers de la paix », de sortir l’homme de la logique de guerre dans les organisations, pour explorer de nouvelles manières de  recréer un lien social à partir de cette rupture.

 

Références bibliographiques

  • Douglas, M. Risk and blame: Essays in Cultural Theory. London & New York: Routledge, 1992.
  • Douglas, M., & Wildavsky, A. B.  Risk and culture: An essay on the selection of technical and environmental dangers. Berkeley: University of California Press, 1982.
  • Evans-Pritchard, E. E., Nuer Religion, Oxford, Clarenton Press, 1956.
  • Foucault, Michel.  Dits et écrits Vol. IV, Paris : Gallimard, 1994.
  • Geertz, Clifford.  Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology (1983), Basic Books; 2000.
  • Hubert, H. et Mauss, M., Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, repris in Mauss, M. Œuvres, Paris, Editions de Minuit, tome 1, 1968.
  • Klein, G., Moon, B. and Hoffman, R.F. (2006a). Making sense of sensemaking I: alternative perspectives. IEEE Intelligent Systems, 21(4), 70-73.
  • Klein, G., Moon, B. and Hoffman, R.F. (2006b). Making sense of sensemaking Ii: a macrocognitive model. IEEE Intelligent Systems, 21(5), 88-92
  • Lévi-Strauss, C., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962
  • Mauss, M., Essai sur le don, 1924
  • Weick, Karl.  Sensemaking in Organizations (Sage, 1995).
  • —.  Making Sense of the Organization (Blackwell, 2001).
  • —.   « Enacted Sensemaking in Crisis Situation », in: Journal of Management Studies. 25:4, 305–317, July 1988.

[i] Citations tirées respectivement de:  http://www.radiobfm.com/edito/info/19044/pierre-henri-leroy-il-faut-justifier-les-sacrifices-que-lon-demande-aux-actionnaires-/;   “Salary Sacrifice Schemes Benefit Both the Employee and the Company”  in http://www.fleetnews.co.uk/news/story/Salary-sacrifice-schemes-benefits-both-the-employee-and-company/50633;  et  http://www.rachatducredit.com/sacrifice-pour-sauver-son-entreprise-et-societe-4518.html; “Union employees sacrifice to save Sun-Times”, 08 October 2009, http://www.chicagolabor.org/content/view/388/207

[ii] M. Foucault, Dits et écrits Vol. IV, p. 23.  Paris : Gallimard, 1994.

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